Impressions Berlinoises – Le Labo – Espace 2 – 19 janvier 2014
Les lectures extraites d’Enfance berlinoise de Walter Benjamin
traduction Pierre Rusch
Editions de L’Herne, 2012
Lecture 1 – Extrait de Tiergarten, p. 33
Ne pas trouver son chemin dans une ville, cela ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare en forêt, cela s’apprend. Les noms de rue doivent parler au promeneur fourvoyé comme le craquement des branches sèches, et les petites rues du centre-ville refléter à ses yeux les heures du jour aussi distinctement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai appris sur le tard : il exauça le rêve dont les labyrinthes sur le buvard de mes cahiers conservèrent les premières traces.
Lecture 2 – Extrait de La boîte de lecture , p. 95
La nostalgie que cette boîte éveille en moi prouve combien elle se confondait avec mon enfance. Ce qu’en vérité je cherche en elle, c’est l’enfance elle-même : l’enfance tout entière, telle qu’elle habitait le geste par lequel la main faisait glisser les lettres sur la baguette où elles devaient former des mots. La main peut encore rêver ce geste, mais elle ne peut plus se réveiller pour l’accomplir réellement. De la même manière, je peux voir en rêve comment j’ai appris à marcher. Mais cela ne me sert à rien. Je sais maintenant marcher ; mais je ne sais plus apprendre à marcher.
Lecture 3 – Extrait de La boîte de lecture, p. 95
Jamais nous ne recouvrons tout à fait ce qui a été oublié. Et c’est peut-être bien ainsi. Le choc de rentrer en possession d’un passé oublié serait si destructeur que nous cesserions à l’instant de comprendre notre nostalgie. Mais comme ça, nous la comprenons, et d’autant mieux que le passé est plus profondément enfoui en nous. De même que le mot perdu, qui était encore sur nos lèvres un instant plus tôt, dénouerait notre langue et lui donnerait des ailes démosthéniennes, de même ce que nous avons oublié nous semble lourd de toute la vie vécue qu’il nous promet. Peut-être son poids et sa promesse ne sont-ils rien d’autre que la trace d’habitudes perdues dans lesquelles nous ne pourrions plus nous reconnaître. Peut-être en se mêlant aux grains de poussière de nos demeures effondrées crée-t-il le mystère par lequel il se perpétue.
Lecture 4 – Extrait de Loggias
Comme une mère donne le sein au nouveau-né sans le réveiller, la vie apporte longtemps ses soins au souvenir encore ténu de l’enfance. Rien ne nourrissait autant le mien que le regard dans des cours dont une des obscures loggias, ombragées l’été par des stores, était pour moi le berceau dans lequel la ville déposait le nouveau citadin. Les cariatides qui supportaient la loggia de l’étage supérieur ont dû quitter leur place un instant pour moduler près de ce berceau un chant qui à vrai dire ne contenait presque rien de ce qui m’attendait plus tard mais détenait en revanche la formule grâce à laquelle l’air des cours m’est resté enivrant pour toujours.
Lecture 5 – Extrait de Départ et retour, p. 53
Le rai de lumière sous la porte de la chambre à coucher, la veille au soir, quand les autres n’étaient pas encore couchés, n’était-il pas le premier signal du voyage ? Ne pénétrait-il pas, chargé d’attente, dans la nuit des enfants, comme plus tard dans la nuit d’un public le rai de lumière sous le rideau de scène ? Je crois que le navire du rêve qui venait jadis nous chercher a souvent vogué vers nos lits sur le bruit des vagues de la conversation et l’écume des cliquetis des assiettes, avant de nous déposer au petit matin, fiévreux comme si nous avions déjà derrière nous le voyage que nous nous apprêtions à entreprendre.
Lecture 6 – Extrait de Un avis de décès, p. 83
On a souvent décrit le déjà-vu. La formule est-elle heureuse ? Ne devrait-on pas plutôt parler d’événements qui nous touchent comme l’écho d’un son entendu dans l’obscurité de la vie passée ? Ce que corrobore d’ailleurs le fait qu’un élément sonore est le plus souvent à l’origine du choc par lequel nous percevons un instant comme déjà vécu. C’est un mot, un bruissement ou un battement qui sont investis du pouvoir de nous appeler inopinément dans le froid caveau du jadis, dont la voûte ne semble nous renvoyer le présent qu’à la manière d’un écho.